La volonté de lier immigration, coopération et développement est, à priori, d’un grand intérêt. Elle ne dispense pas d’une réflexion sur la nature des politiques de développement, d’immigration et de coopération. Cette approche peut s’appuyer sur plusieurs dynamiques: la revendication des immigrés à être reconnus comme des acteurs de développement ; l’accent mis sur le développement local, la décentralisation et la montée des pouvoirs locaux ;
l’intervention des associations de migrants en appui au développement de leurs villages et de leur région ; les pratiques de partenariat des associations de solidarité internationale et des collectivités locales dans la coopération décentralisée. Le processus qui se dégage reste profondément contradictoire, il n’en représente pas moins un mouvement novateur et fondamentalement positif.
Un discours, séduisant en apparence, est proposé pour « chapeauter » et orienter ces dynamiques. Développer les régions d’origines, c’est s’attaquer aux causes de l’émigration; le soutien au développement des régions d’origine permet de réduire les flux migratoires ; ce développement permet d’encourager les dimensions sociales et démocratiques ; le codéveloppement lié aux flux migratoires permet de rénover la coopération.
C’est dans cette perspective que s’inscrit le rapport de Sami Naïr sur « La politique de codéveloppement liée aux flux migratoires ». Ce rapport a son intérêt. Il reconnaît les dynamiques à l’œuvre et propose de les appuyer; il propose d’instaurer une mobilité accrue liée aux projets de codéveloppement -, il assure qu’il n’est pas question de forcer au retour, même si l’objectif est de réduire les flux migratoires. Ce rapport a ses limites, celles de la politique de l’immigration et de la politique de coopération. Si ce rapport permet de rediscuter publiquement et contradictoirement des politiques d’immigration et de coopération, il sera bienvenu et contribuera au débat démocratique. S’il n’est utilisé que comme point d’application des politiques actuelles, il servira surtout à en légitimer les aspects contestables et servira de discours d’appui à une action de retour forcé.
Pour éclairer le débat et fonder des propositions, proposons d’aborder trois questions : Le développement permet-il de réduire les flux migratoires ? A quelles conditions une politique de coopération peut-elle aider au développement local et à la démocratisation ? Comment inscrire la relation entre flux migratoires et développement dans une politique de l’immigration ?
Le rapport entre développement et immigration
Le développement permet-il de réduire les flux migratoires ? La réponse dépend de l’horizon. A long terme, oui ! A court terme non!
Tout développement introduit des déséquilibres ; dans des régions rurales,- le bouleversement des rapports sociaux entraîne un exode et alimente les flux migratoires. Ce n’est que dans un deuxième temps, longtemps après, quand les effets combinés de la transition démographique et de l’accroissement de la productivité agricole se font sentir, que l’émigration s’épuise et que, parfois, les flux peuvent s’inverser.
En 1990, à l’initiative de la FASTI,- les immigrés s’affirment comme acteurs du développement. C’est d’abord une revendication de dignité, celle de la reconnaissance du rôle historique des migrants. C’est ensuite une précision majeure, les migrants sont des acteurs de développement de plusieurs sociétés, de leur société d’origine et de leur société d’accueil. Ce sont des sujets actifs de la scène internationale, porteurs de la coopération et de la solidarité.
La crise du développement fondé sur l’industrialisation interroge les modèles migratoires de la dernière période. Pour autant, elle n’en annule pas les fondements. Même si l’industrialisation et l’expansion du salariat rencontrent leurs limites, le mode de développement n’a pas fondamentalement changé. La mondialisation renforce le caractère structurel des flux migratoires et interdit d’imaginer la possibilité d’un immobilisme ou encore d’un système mondial dans lequel les marchandises et les capitaux, les touristes et les hommes d’affaires circuleraient sans entrave mais où tous les autres seraient assignés à résidence.
L’évolution d’ensemble n’interdit pas de rechercher des améliorations partielles ; et c’est peut- être une manière d’explorer de nouvelles voies. Aussi, le développement des régions d’origine des migrants présente un intérêt certain. Il prend acte du fait que les migrations ne sont pas aléatoires et suivent des routes qui ont leurs traces dans l’histoire. Ainsi, donner une priorité au développement des régions d’origine des migrants, même s’il ne contribue pas à réduire les flux à court terme présente un double avantage: il fonde la coopération sur une histoire commune et par là même la concrétise ; il peut s’appuyer sur l’apport essentiel des migrants.
La proposition de codéveloppement pour être entendue doit faire place à une analyse des situations réelles et être menées conjointement par les parties en cause. Elle ne peut reposer sur le seul intérêt d’une des parties à réduire l’immigration, elle doit s’appuyer sur l’intérêt des deux parties. Interrogé par un ministre français sur l’importance de réduire l’émigration, le maire de Kayes, au Mali, a répondu: on ne dira jamais assez les bienfaits inestimables de l’émigration.
L’analyse des migrations doit être approfondie. Le départ est plus souvent lié à la volonté de contribuer à l’avenir de la communauté, villageoise ou urbaine, qu’à la fuite individuelle devant la misère. Les migrations s’analysent comme des réponses collectives à des situations et ne peuvent être comprises à la seule échelle individuelle et familiale. La migration n’est pas réversible à l’échelle du migrant, la réussite du retour reste exceptionnelle. A -l’échelle du groupe, la dynamique est toute autre. Les associations de migrants et les autres associations de solidarité internationale, quand elles travaillent ensemble, ce qui est de plus en plus fréquent, ont exploré des voies passionnantes, celles du partenariat avec des communautés et des associations des régions d’origine.
Plusieurs possibilités sont ouvertes : reconnaître les associations de migrants comme des associations de solidarité internationale à part entière; encourager le partenariat entre les associations et les communautés des régions d’origine avec les associations de migrants et les autres associations de solidarité internationale ; faciliter la mobilisation des ressources financières, en épargne et en crédit, et des compétences au niveau des associations partenaires ; définir des accords-cadres au niveau des régions tenant compte des spécificités des situations et de la détermination des intérêts communs.
Les conditions de réussite de cette mobilisation tiennent aux orientations: ne pas subordonner le soutien aux projets au retour obligé des migrants ; ne pas subordonner les accords-cadres avec les régions à des accords de contrôle des déplacements passés entre les états ; ne pas conditionner les appuis à des projets à une restriction des droits individuels et collectifs.
La coopération, le développement et la démocratie
La politique de coopération peut-elle aider au développement et à la démocratie ? Jusque là, la réponse n’est pas évidente, d’autant qu’il est difficile de faire abstraction du contexte international.
Une politique de codéveloppement liée aux flux migratoires pourrait être susceptible de renforcer le développement local à travers la coopération décentralisée. Le développement local, appuyé sur la participation directe des habitants rendrait plus vraisemblable le rapport entre développement et démocratisation. La coopération décentralisée, appuyée sur les associations de migrants, permettrait de renouveler la politique de coopération et s’engagerait plus fortement dans la voie d’une coopération de société à société.
Ces deux propositions ne manquent pas d’intérêt. Elles sont issues de l’analyse critique des politiques de développement et de coopération mises en place dans les années soixante et des pratiques expérimentées par des nouveaux acteurs. Elles peuvent constituer des avancées très positives. A certaines conditions !
Le développement local présente d’énormes avantages. Il permet à de nouveaux acteurs d’intervenir directement; ainsi des collectivités locales portées par le mouvement de décentralisation, des entreprises locales et des secteurs de production populaire, des associations d’habitants et de producteurs, des associations intermédiaires et des professionnels. Il permet à une nouvelle génération de s’approprier le débat sur le développement et de se confronter aux difficultés de la transformation sociale et politique.
Le développement local n’est pas une réponse en soi. On ne peut séparer le développement local des politiques économiques ; ce sont ces politiques qui donnent leur sens aux actions de développement local. Le développement local était marginalisé dans les conceptions du développement, industrialisantes et sectorielles, qui ont prévalu dans les années soixante. Aujourd’hui, le développement local est subordonné à la nouvelle conception du développement, celle des plans d’ajustement structurel. Dans ce cadre, le développement local est remisé au rayon des dimensions sociales de l’ajustement, il sert au mieux de correctif Quel sens et quelle chance peut avoir le développement local quand le marché intérieur doit le céder à l’exportation, l’investissement national et local à l’investissement international ?
Pour que la politique de codéveloppement liée aux flux migratoires ne rejoigne pas la remise des accessoires, il faudrait que la politique de coopération donne une réelle priorité au développement local et que la coopération décentralisée soit étendue et élargie à. l’ensemble des acteurs, particulièrement aux associations de migrants qui travaillent en partenariat avec les associations locales. Il faudrait surtout qu’une attention particulière soit portée au rapport entre le local et les équilibres macroéconomiques et que de nouvelles orientations de politique économiques soient recherchées et soutenues. Plus précisément, il faudrait que la politique de coopération française sorte de la schizophrénie entre le soutien sans nuances aux programmes d’ajustement du FMI et de la Banque Mondiale, l’appui sans réserves aux régimes insupportables et la référence parcimonieuse aux actions locales. de coopération.
Le codéveloppement, les flux migratoires et la politique de l’immigration
Il nous faut revenir sur le rôle qu’a joué, particulièrement en 1996, le discours sur la liaison entre coopération, immigration et aide au développement des régions d’origine.
Nous avons déjà indiqué l’importance du débat sur le rapport entre développement et immigration. S’il est bien démontré que le sous-développement et la domination font partie des causes majeures des flux migratoires et qu’il est indispensable de s’y attaquer, il est pour autant faux d’en tirer la conclusion qu’il suffit de développer les régions d’émigration pour tarir l’émigration. L’intérêt du codéveloppement n’est pas remis en cause, d’autant que la nature des rapports internationaux nécessite une approche volontariste pour sortir du cercle vicieux de la dépendance et que la France y a des responsabilités particulières de par son histoire et de par sa situation actuelle.
Encore faut-il bien voir que si l’objectif du codéveloppement est de tarir à court terme les flux, le moyen d’y parvenir est plus d’empêcher le développement que de le promouvoir. C’est bien le cas chaque fois que le droit de vivre et de travailler au pays devient une obligation d’y rester, une interdiction de quitter son territoire, une assignation à résidence. Les accords entre états, qui sont plus souvent des accords entre des régimes, sous couverture d’ « aide » au développement, visent au contrôle de l’émigration et décrédibilisent encore plus les régimes et la coopération. Sans la liberté de circulation, qui ne se confond pas avec l’ouverture automatique et immédiate des frontières, les accords de coopération décentralisée et de partenariat, qui sont, au delà de leurs difficultés et de leurs contradictions, parmi les tentatives les plus prometteuses aujourd’hui, seront vidés de leur contenu et pervertis.
On mesure là les glissements progressifs du discours. On part de l’idée qu’il faut s’attaquer aux causes des flux migratoires. On propose de renforcer l’« aide au développement » ou, mieux encore, de construire du codéveloppement et de lier ainsi coopération et immigration. On peut alors interdire, en toute bonne conscience présumée, l’immigration puisqu’on va s’attaquer au causes. On peut aussi négocier avec les régimes des accords de contrôle et de police qui construisent un espace international fondé sur la remise en cause des droits individuels et la négation de la liberté de circulation. La construction du discours s’appuie sur des arguments qui ne sont pas faux et qui sont présentés comme des évidences. Ils sont retournés et mis au service d’un discours d’ensemble dont la cohérence est plus que contestable et peuvent servir de fondement à une politique dont on a pu mesurer la perversité.
Le rapport sur la politique de codéveloppement lié aux flux migratoires se veut en rupture avec cette approche. Il convient d’en prendre acte. A politique d’immigration, à politique de coopération et politique de développement égales, il représente probablement ce que l’on peut faire de mieux. Mais, est-il raisonnable et réaliste de ne pas remettre en cause les politiques de l’immigration et de la coopération ?
Une politique de codéveloppement liée aux flux migratoires est un volet de la politique de l’immigration. Quel est le sens de ce volet, une ouverture vers de nouvelles pratiques ou une légitimation de la fermeture des frontières ? La situation est suffisamment contradictoire pour qu’on puisse éviter de répondre de façon tranchée par la négative.
A certaines conditions, les projets de codéveloppement peuvent être situés dans le sens de l’ouverture. La première de ces conditions concerne la liberté de mouvement de tous ceux qui sont impliqués dans un projet. On ne saurait imaginer que, dans un même projet, les français puissent librement aller et venir et que les autres soient consignés dans leur région d’origine. La première condition est donc la liberté de mouvement, autant que nécessaire au projet, pour tous les partenaires des projets de codéveloppement. La deuxième condition concerne l’assurance que les projets ne consistent pas en un retour forcé. Toute réinstallation sur place d’un immigré doit être fondée sur un complet volontariat et ne saurait s’accompagner d’un refus de régularisation. Pour éviter toute ambiguïté, le droit au retour implique, en cas d’échec, la possibilité de revenir régulièrement en France.
La troisième condition concerne les accords de coopération. On peut très bien imaginer que des accords avec certaines régions et certains pays puissent se traduire par des procédures particulières sur la circulation et l’établissement pour des villages ou des personnes impliquées dans ces projets. Il ne faudrait pas que des négociations collectives puissent être opposées à des immigrés vivant en France et se traduisent par une restriction de leurs droits individuels. D’un façon générale, les droits des migrants devraient être préservés parle droit international.
Une politique de codéveloppement liée aux flux migratoires prendra tout son sens si elle s’inscrit dans une politique de l’immigration fondée sur l’égalité sur ‘légalité des droits et le respect des droits individuels et collectifs.
Gustave Massiah, février 1998